lundi, avril 17, 2006

HAÏTI: LA PAIX DES BRAVES

Par Emery G. Uhindu-Gingala

La catastrophe n’aura pas eu lieu.
Haïti a survécu à l’élection de tous les dangers.
L’hécatombe que d’aucuns avaient prévue, voire souhaitée ne sera finalement pas advenue.
On se serait attendu à ce que la communauté internationale se fende, après avoir poussé un soupir de soulagement, en félicitations pour la plus vieille république noire indépendante. Qu’un satisfecit soit décerné à la commission électorale pour sa gestion intelligente d’une situation qui, autrement, aurait pu réellement virer au vinaigre. Que le peuple haïtien soit applaudit pour sa détermination à sacrifier au jeu démocratique. En dépit de la précarité des conditions minimalement requises pour la réussite d’un scrutin digne de ce nom. On aurait souhaité que…

Que les larmoiements de l’ex-président Leslie Manigat soient vus pour ce qu’ils étaient en réalité : une grossière comédie destinée à sauver la face. Nul, en Haïti ou ailleurs, n’a jamais sérieusement pensé que Manigat pouvait l’emporter sur René Preval au second tour du scrutin. Et des irrégularités (bulletins détruits, des électeurs empêchés de voter…), corroborées par les observateurs internationaux, ont bel et bien été orchestrées au détriment de Préval. Même si l’on ne peut affirmer que Leslie Manigat en aurait été le bénéficiaire.
En cédant à la pression populaire, la commission électorale ne s’est guère déshonorée. Face à la "plèbe" piaffant d’impatience, il fallait une solution de sagesse non éloignée du verdict des urnes. Et C’est après une répartition qualitative des voix, et c’est là une pratique usitée dans les démocraties dites "grandes", que la victoire du candidat Preval a été déclarée, au premier tour du scrutin.
La paix sociale et l’économie d’une sanglante déflagration peuvent parfois en appeler au compromis. En autant qu’il ne s’agisse point d’une compromission.
Que ceux qui sont prompts à hurler avec les loups, lors il s’agit d’un pays du tiers-monde, se souviennent de la première élection d’un certain Georges W. Bush. Le président de la plus puissante nation au monde n’avait alors du d’être élu qu’à la faveur d’un… "arrangement" dont même Saddam Hussein s’était gaussé. Et avec lui le monde entier. Pour un enjeu moins important que la cohésion sociale : Les Etats-Unis n’étaient tout simplement pas menacés d’implosion par une guerre civile.
En 2004, l’Ukraine servait au monde ébahi, un fait sans précédent dans l’histoire politique contemporaine : un troisième tour d’élection présidentielle ! Et cet événement, cet "arrangement", il faut le souligner, n’a pu se produire que sous la pression populaire.
La communauté internationale a alors salué la détermination du peuple ukrainien à se mobiliser pour le rétablissement de ses droits. Et d’accompagner les Ukrainiens dans leur marche volontariste pour la liberté.
Une décennie plus tôt, en Algérie. Aucune voix "démocratique" ne s’était élevée, de par le monde, contre la confiscation par l’armée de la victoire du Front islamique du salut (FIS). Certains, plusieurs élus du FIS croupissent encore en prison à ce jou. Des terroristes. Ils vivaient en marge d’un processus auquel tous avaient pourtant accepté qu’ils participent. Pour l’image de la démocratie. Encore une histoire oubliée.
Pourquoi exige-t-on d’Haïti une perfection à laquelle sont loin d’atteindre ceux-là même qui se déclarent imprégnés de la culture démocratique. Ne fais pas ce que je fais…
Le premier ministre sortant Gérald Latortue plaidait pour l’indulgence lorsqu’il arguait, avec raison, que son pays n’avait pas de tradition démocratique. Et d’évoquer les difficultés techniques à la bonne tenue des élections dans les délais exigés par la communauté internationale.
Le principe démocratique peut souffrir certains accrocs dès lors que certains intérêts sont en jeu. Notamment la paix sociale. Et en la matière le pire ne vient pas d’Haïti.

Une embarrassante filiation
Preval descend d’Aristide. Ainsi qu’on descend d’un arbre en feu. En tentant de s’en éloigner. Preval n’a jamais su, il n’a jamais pu marquer d’avec son mentor la nécessaire distance qui confère l’indépendance. Il se brûla gravement lors de son premier mandat; par l’allégeance faite à Aristide après avoir bénéficié, pour son élection à la présidence, de la "vague Lavallas", cette déferlante (que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de nébuleuse) qui soutient indéfectiblement Jean-bertrand Aristide. La première présidence de René Preval fut terne jusqu’à l’insignifiance. Aristide, éminence grise (et gourou vodou, dit-on), se récompensait en tirant les ficelles dans l’ombre. Et sa détermination à vouloir revenir maintenant en Haïti est fondée sur la certitude que Preval lui doit aussi cette dernière élection. Que Preval lui doit tout et que partant il ne peut rien lui refuser.
Le nouveau président élu d’Haïti essaie encore, avec un peu plus de fermeté cette fois-ci, de trancher les liens qui le lient à son encombrant père spirituel.

Aristide s’expose à des poursuites pénales, et mêmes criminelles, s’il revenait de manière impromptue dans son pays. Il est convaincu de plusieurs chefs d’accusation allant de l’enrichissement illicite, jusqu’à la commandite des assassinats politiques par le biais des gangs dits "Chimères", en passant par le trafic de drogue. Un désagrément que Preval ne saurait lui éviter, surtout que les Etats-Unis (et Preval n’a pas les moyens de passer outre leur avis), ont déjà indiqué qu’ils ne souhaitaient pas voir Aristide revenir en Haïti. Sinon que pour répondre de ses actes devant la justice de son pays. Et Washington de caresser déjà l’idée- ou n’est-ce qu’une menace ?- d’une demande d’extradition de l’ancien président Haïtien pour trafic de drogue.
Et comme si tout cela ne suffisait pas, Preval doit en même temps appréhender, et gérer, la réaction des militants de Lavallas pour lesquels Aristide est réellement un demi-dieu.
Le président élu d’Haïti, s’il n’y prend garde, risque d’entamer un nouveau mandat de tous les dangers ; tant le parcours que les événements tracent devant lui constitue une véritable piste à obstacles. Preval n’a d’autre choix, s’il veut entrer avantageusement dans l’histoire de son pays, que de se débarrasser du boulet qu’est Aristide.

"Le petit père du peuple"
Jean-bertrand Aristide a toujours su galvaniser les foules. Au point de les pousser, hélas parfois, au meurtre. Il s’est toujours reposé, pour ce faire, sur l’image ingénue du jeune et pauvre prêtre féru de la théorie de la libération. Les choses en sont tout autres aujourd’hui. Même s’il jouit toujours d’un énorme charisme, il n’est plus prêtre. Il n’est plus pauvre. Aristide est un homme fortuné. Trop riche pour être honnête, au vu de la communauté internationale. Trop riche pour l’un des pays les plus pauvres de la planète. Trop riche pour cette "plèbe" qui avait jadis vu en lui son semblable.

Comment ferait-il, abrité dans les hauteurs des quartiers riches de Port-au-prince, pour communier avec les laissés pour compte de Cité soleil ? Les prêches, si elles nourrissent l’esprit, ne remplissent pas les ventres. Les discours trop éloignés des faits finissent par lasser. Car d’où vient-il qu’un prêtre Haïtien, même défroqué, se soit constitué une fortune aussi colossale. En si peu de temps. Faisant mieux (ou pire) que les Duvalier, père et fils. Au-delà de l’engouement des masses hurlantes, la suspicion, insidieuse, s’est déjà installée grâce aux médias du monde entier. Aristide, s’il revient maintenant, aura peine à convaincre une fois l’enthousiasme et les passions retombés. Le peuple, les plus démunis, la majorité, aura tôt fait de se rendre compte que le démiurge au parler militant n’est déjà plus des leurs.
Au vrai Haïti n’a pas besoin d’Aristide. Plus maintenant. Moins encore du facteur destabilisant que son retour ne manquerait de constituer à l’égard d’une paix sociale laborieusement conclue.
La seule sagesse commanderait, mais Aristide semble en être totalement dépourvue, que le "bourgeois gentilhomme" qu’il est devenu continue, pour un moment encore, de jouir de son exil doré sud-africain. Avant que son passé ne le rattrape. Avant que, à l’instar de Charles Taylor, la justice internationale n’aille l’y débusquer.
Un jour ou l’autre.