mercredi, avril 13, 2011

LE PRIX DU SANG

Dans les législations domestiques comme en droit international, la perception qu’ont les "justiciables"- en autant que cette acception puisse s’étendre sur des pays jaloux de leur souveraineté- sur l’application des lois en détermine la validité. Sinon que la crédibilité ; terme chargé s’il en est, puisqu’il implique la nécessaire confiance dans la Loi qui est la même pour tous et devant laquelle tous sont égaux… Or donc depuis la chute du Mur de Berlin les crises, intra et infra nationales, se précipitent en une cadence telle que la communauté internationale peine à les circonscrire adéquatement. Aussi parce que la nouveauté de ces événements déroute tous les concepts des relations internationales qui prévalaient jusqu’alors ; tout en rendant obsolètes les outils dont l’ONU se servait, il y a seulement vingt ans encore, pour y répondre. En d’autres termes, l’ancien paradigme fondateur des relations internationales est tout simplement devenu anachronique. À l’ignorer- mais peut-être qu’on n’a simplement pas su le prévenir- le monde verse désormais dans l’improvisation tout azimut au chapitre de la gestion des conflits. Faute de mieux le Conseil de sécurité des Nations unies représente aujourd’hui la panacée, l’antidote à tous les maux. C’est-à-dire que tous acceptent désormais que le droit de la politique produise la politique du droit. Car cet aréopage des puissants de la terre est éminemment politique. Et de cette dernière, la politique, elle fait son droit. Le résultat, on est bien forcé d’en convenir, est plutôt chaotique, le monde est plus troublé que jamais. Les foyers de tension s’allument les uns à la suite des autres partout dans le monde. Mis à part en Occident s’il ne faut considérer les attentats terroristes. Mais ceci n’a-t-il réellement rien à voir avec cela ? En dessous de ces errements, entre les instruments conceptuels et pratiques, s’élargit chaque jour un fossé charnière - ou plutôt des charniers- dans lequel s’amoncellent des cadavres par milliers, des millions… Le prix à payer, le prix du sang des populations innocentes. En dépit du bon sens, la communauté internationale s’obstine invariablement à appliquer à tous les cas, les vieilles recettes éculées. Elle semble convaincue, faute d’imagination, qu’ainsi que pour les sauces de la veille, le lendemain on s’accommodera du réchauffé. Celui-ci consiste en de sempiternelles sanctions économique et financière, en embargos de tous genres, ainsi qu’en l’utilisation de la force brutale et musclée… Nul ne semble se souvenir que dans un passé proche, avant que d’abattre le régime de Saddam Hussein après deux guerres, le Raïs de Bagdad survécut à toute la panoplie de représailles. Sans que son régime n’en fit aucunement ébranlé. On attendit vainement du peuple irakien qu’il se soulevât contre son dictateur sous la pression des sanctions qui firent plus, sinon autant, de victimes qu’une "régulière" agression armée. Bien plus, dans une relation avérée de cause à effets, l’Irak est depuis devenu un terreau du terrorisme international après l’intervention militaire américaine. La même situation prévaut en Afghanistan. Aujourd’hui c’est au tour de la Libye de crouler sous les bombes d’une coalition constituée vaille que vaille pour, feint-on de faire croire, "protéger les civils" des exactions du dictateur de Tripoli. Cependant que le but en est de chasser Kaddafi du pouvoir. On lui applique aujourd’hui toutes les mesures coercitives auxquelles lui aussi survécut jadis huit années durant ; avant d’amorcer un éphémère retour en grâce qui se solde par la guerre presque totale déclarée par ladite coalition, par insurgés Libyens interposés. Au début il ne s’agissait que d’une "couverture aérienne" destinée à protéger les populations civiles libyennes contre les bombardements de l’aviation du colonel Kaddafi. De cela on n’en est arrivé aisément, sans transition, à des "frappes ciblées sur des objectifs militaires"… Ce n’est donc pas vraiment une surprise si au sein de la coalition l’étape subséquente devait logiquement en être l’intervention militaire ; ou simplement que d’armer les insurgés. Alors même que le pays est d’ores et déjà frappé, par une résolution de l’ONU justement, d’embargo sur les armes ! La grossièreté de l’approche démontre, si besoin en était, que devant l’inconnu on fait ce qu’on sait faire, faute de savoir quoi faire d’autre. Car le leitmotiv est de parvenir à ses fins par tous les moyens… Une innovation conceptuelle cependant laisse entrevoir un timide, mais ô combien dangereux, passage vers un nouveau paradigme des relations internationales : le "droit à l’ingérence humanitaire" inauguré par le docteur Bernard Kouchner. Même s’il n’est codifié nulle part- et tous se gardent bien de l’évoquer ouvertement- son principe n’en inspire pas moins les interventions militaires (du Kosovo à ce jour) actuelles à l’encontre des dictatures du sud principalement. Qu’adviendra-il de ce droit si la Chine récidivait par un autre "Tienanmen" ? Qui fédérera une coalition pour couvrir l’espace aérien iranien afin d’empêcher que le régime des mollahs s’en prit à sa population ? Surtout quand l’on sait que l’opposition à la réélection du président Amedinejad fut réprimée dans le sang cependant que la communauté internationale condamnait prudemment au loin. L’honnêteté commande que l’on considère le régime stalinien de la Corée du Nord plus néfaste pour son peuple que ne l’a jamais été la Jamahiriya libyenne ; moins encore le pouvoir de Laurent Gbagbo en Côte d’ivoire. Si tant est que celui-ci puisse être considéré comme une dictature… Même en poussant à l’extrême il serait difficile de trouver à Gbagbo des similitudes avec la junte militaire qui sévit durement sur la population du Myanmar (Birmanie). Or donc nulle ingérence humanitaire ne trouble la quiétude des tortionnaires de Rangoon qui peuvent ainsi tuer en "circuit fermé". Faut-il noter que la dissidente et prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi n’a jamais appelé l’assaut des forces militaires occidentales sur son pays. Car peu parmi les "vrais opposants", de ceux qui aiment leur pays, choisissent une option dont la population civile est généralement la seule victime. Qu’il s’agit d’embargo économique ou d’intervention militaire. Sauf à cibler les intérêts vitaux des dictateurs et de la nomenklatura qui l’entoure. Pour d’autres au contraire la soif du pouvoir justifie tous les moyens d’y parvenir. Quitte à marcher pour cela sur des milliers de morts. Ainsi donc le principe d’ingérence humanitaire, puisqu’il ne participe que de la morale, ne doit interroger que celle-ci. C’est-à-dire qu’il faut établir, mais seulement sur une base morale, qui, quand, pourquoi et de quelle population doit-on aller à la rescousse ? Et à quel niveau de nuisance l’oppression devient-elle insupportable pour la population ? Mieux, à qui incombe la responsabilité - quasi divine- de décider du choix des dictatures à abattre ? Et sur quels critères ? Moral ou objectif ? Puisque la morale est qualitative et donc subjective, qui fera prévaloir son évaluation ? L’ONU ? Son Conseil de sécurité ? L’OTAN ? Ou une quelconque coalition réunie ad hoc ? Voila un principe, au demeurant abondamment utilisé déjà, qui suscite plus de questions qu’il n’apporte de réponses. On veut lui conférer une légitimité au cas par cas puisqu’il n’a toujours aucune légalité en droit international. Au risque de verser dans une complice et coupable partialité ; avec l’improvisation à la clé. Les pays pourtant souverains du Sud assistent, comme hébétés, à l’introduction par effraction chez eux – puisqu’ils sont les seuls concernés- d’un droit coutumier dont l’unique source serait le fait accompli. Lâcheté et hypocrisie revêtent parfois, hélas, les mêmes apparences. La "vieille Europe", adossée sur les États-Unis, revient subrepticement à la charge en Afrique pour régler les vieux comptes de la décolonisation. Ainsi que les nouveaux contentieux que représentent certains de ces présidents africains totalement décomplexés. L’heure est au rappel du statu quo ante. L’occasion est propice – trop belle pour que la France ne sut en tirer profit- les conditions pour une nouvelle tutelle du continent sont désormais réunies par le biais de la déferlante du "Printemps arabe". Les dictatures africaines ont sombré dans la peur. Tous sur le continent gagent sur ces événements qui devraient favoriser l’émergence d’une nouvelle Afrique débarrassée de ses potentats. La cause est donc éminemment noble. Et qui peut alors s’opposer à la vertu ? Cependant les populations, afin de recouvrer la liberté, signent sans le savoir un chèque en blanc au "sauveur", ce même messie qui les réduisit jadis à l’esclavage et à l’humiliation de la colonisation ; pendant qu’il s’accaparait sans vergogne de leurs biens. Aujourd’hui "le prix du salut" comporte des sacrifices et des supplices autrement plus…pernicieux ; car des armées auto désignées peuvent, à n’importe quel moment, s’inviter à l’intérieure des frontières d’un pays souverain pour y "sauver le peuple contre son dictateur". Puisque la fin de la dictature justifie les moyens d’en venir à bout, les sauveurs sèmeront mort et désolation ainsi que le font généralement ceux qui mènent campagne loin de chez eux. Parfois seulement en quelques jours la destruction dépassera en ampleur les torts, étendus sur une longue durée, crédités au dictateur. Puis vient la "reconstruction". Cette dernière étape est révélatrice sur la duplicité de cette empathie dont s’honorent les alliés ; autant qu’elle met à nu les motivations derrière la fumisterie du droit à l’ingérence humanitaire. Les vainqueurs se partagent le butin en s’octroyant force contrats pour réhabiliter des infrastructures qu’ils détruisirent eux-mêmes. Comme s’il était tout naturel que le pompier fut aussi le pyromane ? Or donc si le pays est riche en pétrole il financera ses propres chantiers ; car le Plan Marshall a été une prérogative réservée aux Occidentaux par d’autres Occidentaux. La reconstruction du Japon après sa destruction par les alliés, au sortir de la seconde Grande guerre, fut une exception qui répondait à des impératifs militaires et d’occupation de terrain par les États-Unis. Aucun pays du Sud n’aura bénéficié de telles mesures à titre gracieux. Pour de très nombreuses années encore les revenus pétroliers de l’Irak subiront une importante ponction détournée par Washington en frais de sécurité et de reconstruction… Par certains côtés le droit d’ingérence humanitaire laisse transpirer l’impression, même fugace, qu’il s’agit d’une prédation préméditée. Ceux qui s’en prévalent ne réussissent pas à convaincre qu’ils agissent- d’ailleurs au mépris du droit international- sans arrière-pensées. Surtout qu’ils ne veulent, ou ne peuvent tout simplement pas, appliquer ce principe à tous. Car ce qui au demeurant n’est toujours qu’un principe accuse les limites que peut susciter l’adhésion à son acception par tous. Au premier chef ceux à qui il semble être destiné, les pays du Sud. Encore ceci : sur le plan des responsabilités individuelles, c’est le flou artistique. Il reste encore à déterminer qui, outre le dictateur lui-même, doit répondre de ses crimes. Chez certains on élargit l’imputation jusqu’au chauffeur de la limousine officielle ; cependant qu’ailleurs on accueille à bras ouverts les caciques du pouvoir fraichement et opportunément repentis. Pour ces derniers il reste donc encore à déterminer le momentum, le moment exact où une défection est moralement acceptable. Mais aussi cet autre moment qui autorise que des individus puissent rallier, sans conséquences, un mouvement d’insurrection que hier encore ils réprimèrent parfois durement… Il appert, à ce stade du questionnement philosophique, qu’on n’explore plus l’inconnu, on nage en eaux troubles. Des eaux dont ces affluents que sont les collusions et les intérêts occultes risquent de garder hélas troublées. Rien qui puisse convoquer l’objectivité et la crédibilité d’une loi. Parce qu’au moins la loi est dure, mais c’est la loi ! Et pour accroitre le niveau de complexité, comme si besoin en était, la nébuleuse Al-Qaïda s’invite impromptu dans les débats sanglants qui sévissent en Libye. C’est, à peu de choses près, du même droit à l’ingérence humanitaire que se prévaut l’organisme terroriste pour voler au secours des populations musulmanes menacées par les "croisés occidentaux". En Palestine, en Irak, en Afghanistan. Et aujourd’hui en Libye où elle a su infiltrer l’insurrection armée qui combat le régime de Tripoli. Washington, allergique à la moindre évocation du mouvement terroriste, a tôt fait de s’éloigner d’une opposition dont nul ne sait rien d’autre que ces actuels dirigeants firent, trois décennies durant, dévolution au guide libyen. Traitre un jour, traitre toujours, le président américain dont on sait qu’il fait peu dans la dentelle, puisqu’il a tant à prouver, tarde à se faire l’écho de la France pour une reconnaissance jugée précipitée par toutes les instances politiques américaines. Depuis le 11 septembre 2001, les Américains, eux, savent le prix du sang. Avec l’Irak et l’Afghanistan ils savent désormais qu’il y a un prix à s’aventurer hors de chez soi pour y guerroyer. Pour quelque prétexte que ce soit. EMERY UHINDU-GINGALA GINGANJ Cet article est disponible sur ETC. : http://afriqueactu.net/26552/afrique/le-prix-du-sang